Le côté sombre du charbon

De plus en plus de produits cosmétiques l’incorporent. Les restaurants gastronomiques l’utilisent pour donner une belle teinte noire aux aliments. Il est vendu en santé naturelle, notamment contre les ballonnements. Le charbon végétal fait fureur. Mais faut-il s’en méfier?


Savons, masques, shampoings, dentifrices, smoothies virent au noir. Le responsable? Le charbon végétal activé, auquel on accole les mots «détoxifiant», «blanchissant», «désincrustant».  

Mais attention, les études scientifiques n’ont pas démontré ses réels bienfaits pour obtenir un sourire étincelant, éclaircir le teint ou dégonfler le ventre. 

Karine Gravel, nutritionniste et docteure en nutrition, met en garde contre les influenceurs qui vantent le charbon activé à tout vent. «Quand un produit a autant d’effets et semble tout faire, on doit être vigilant.»

Elle cite une panoplie de vertus présumées au charbon en poudre ou en capsules à ingérer. En plus de ses supposées propriétés digestives, il améliorerait la santé cardiaque, calmerait les enfants hyperactifs et aurait même des propriétés antivieillissement. Il éliminerait aussi les toxines, «comme s’il fallait faire notre grand ménage intérieur», ironise encore la nutritionniste. 

Certains attribuent aux smoothies et aux desserts à base de charbon activé des supposées propriétés détoxifiantes.

C’est recommandé par des blogueurs, des pseudo-experts en nutrition, des personnalités publiques. Déjà là, on devrait avoir des doutes, ce n’est pas scientifique

Rassurez-vous, un corps en santé fait le travail lui-même, le foie est autonettoyant, les reins sont capables de filtrer.

Karine Gravel a relevé une étude sur le charbon végétal activé comptant 10 participants, ce qui est bien insuffisant pour le recommander. «Une recommandation doit reposer sur beaucoup de littérature scientifique qui pointe dans le même sens.»

Mais d’où vient alors tout ce tapage autour du charbon actif ou activé?

Un super adsorbant

Utilisé depuis longtemps pour filtrer des solutions ou enlever la coloration, il est un super adsorbant. C’est-à-dire qu’il retient et fixe à sa surface différentes substances. 

Pensez au filtre Brita, illustre Normand Voyer, chimiste et professeur de chimie à l’Université Laval. Composé de charbon activé, il enlève les substances organiques contenues dans l’eau et même le petit goût désagréable qui vient parfois avec. 

«Si on comprend le principe, on comprend qu’il est devenu un élément de marketing en cosmétique», poursuit M. Voyer, heureux de remettre les pendules à l’heure. 

Les compagnies misent sur le raisonnement suivant : shampoings, savons, crèmes à base de charbon vont retenir et éliminer de notre peau les polluants et les matières toxiques. Or, le chimiste, qui enseigne aussi la cosméceutique, assure que les savons réguliers, sans charbon activé, sont aussi efficaces. 

Faire des cosmétiques avec du charbon activé a très peu d’intérêt. À part en faire un exfoliant s’il est abrasif, un peu comme on utilise des exfoliants de sources naturelles : les coquilles de noix broyées, le sel rose de l’Himalaya…

«Il n’y a pas d’avantage substantiel à utiliser ça, mais il n’y a pas de grand désavantage non plus. C’est une question de perception, de choix du consommateur.»

Quant aux dentifrices, les études consultées par M. Voyer attribuent leur effet blanchissant au bicarbonate de soude et non au charbon activé.

Dents en danger?

Les dentistes ont aussi réagi à cette mode et mettent en garde les utilisateurs de dentifrices au charbon, en pâte ou en poudre, réputés enlever les taches et blanchir les dents. Du moins en surface.

En mai, le British Dental Journal publiait une nouvelle étude sur le sujet, résumée dans The Independant. Sur les 50 dentifrices à base de charbon analysés, plusieurs ne contiennent pas de fluor, qui protège contre la carie dentaire. Quant à ceux qui en contiennent, c’est peine perdue, puisque le charbon retient le fluor.

Pour illustrer l’impact, les chercheurs britanniques ont cité une autre étude, menée sur des enfants au Bangladesh. «71 % de ceux qui se lavaient les dents avec de la poudre de charbon avaient des caries contre 29 % des enfants utilisant un dentifrice classique», rapportait Le Figaro.

Le Dr Barry Dolman, président de l’Ordre des dentistes du Québec, déconseille aussi ce genre de produits chez les jeunes. «Il faut être prudent. On ne connaît pas le résultat après 10 ans.» D’autant plus que la population vieillit et garde ses dents plus longtemps.

Le dentifrice au charbon, un produit notamment déconseillé chez les jeunes

Outre les risques de caries, le Dr Dolman s’inquiète de l’abrasivité des dentifrices au charbon. Lui-même a reçu et essayé le produit suisse Black is White, qui respecte les normes avec un indice d’abrasion relative de la dentine (RDA, pour Relative dentin abrasivity) de 76. Une information qui n’est pas indiquée sur la plupart des tubes dentifrices. Et qui ne dit d’ailleurs pas grand-chose à la majorité des gens. D’où l’importance de discuter avec son dentiste ou son hygiéniste du produit qui nous convient le mieux, insiste le président de l’Ordre.

Il parle encore des particules de charbon qui peuvent faire des adhérences et des dépôts à l’intérieur de la gencive et causer d’autres problèmes. Les personnes qui ont des facettes en porcelaine devraient aussi éviter ces dentifrices.

«Je ne vois aucun bénéfice à dépenser de l’argent pour un produit à la mode, poussé par des vedettes qui n’ont rien à voir avec la science. Pourquoi prendre le risque?» demande le Dr Dolman. 

En plus, ça tache! Les brosses à dents et les vêtements, glisse-t-il en riant.

Au Canada, la réglementation sur les dentifrices, considérés comme des cosmétiques, n’est pas contrôlée comme les médicaments. 

Le Dr Dolman fait confiance au dentifrice traditionnel, avec sa protection au fluor et son historique de recherches accumulées au fil des ans.

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LE CHARBON VÉGÉTAL ACTIVÉ, C'EST QUOI?

De la matière organique (bois, coques de noix de coco…) calcinée jusqu’à devenir du carbone sous forme élémentaire. Ce carbone est ensuite broyé en très fine poudre, puis chauffé sous vide pour lui enlever toutes ses impuretés. Le charbon est alors «activé» et il a des capacités d’adsorption qu’on peut comparer à une éponge, illustre le chimiste Normand Voyer. 

Inutile de préciser qu’il est végétal, puisque tous les charbons activés sont d’origine végétale. Mais l’adjectif permet de donner une «connotation» positive, puisqu’il est beaucoup question de marketing ici, poursuit M. Voyer.

Le charbon activé n’est pas dangereux pour l’environnement, lessivé avec l’eau de l’évier, de la douche ou du bain. «Il s’ajoutera ultimement aux matières organiques déposées dans les sédiments des cours d’eau.»

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UTILITÉ MÉDICALE

Le charbon activé est parfois utilisé à l’hôpital en cas d’intoxication ou d’empoisonnement, pour fixer certaines substances toxiques ingérées et les empêcher d’être absorbées dans l’organisme. Il est fortement conseillé de contacter le Centre antipoison du Québec (1 800 463-5060) pour une évaluation avant de tenter de se traiter soi-même.

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LES CHEFS S'AMUSENT

La vague ébène déferle même en gastronomie. Dans ce domaine, le charbon végétal est utilisé dans un seul but: donner une belle teinte noire à la nourriture et créer un effet wow dans l’assiette. 

Le Groupe La Tanière, à Québec, utilise le charbon végétal depuis quelques années déjà, dans un esprit de réutilisation des produits. Des pelures de légumes sont carbonisées sous le grill jusqu’à devenir de la cendre, qui est ensuite intégrée en boulangerie ou dans les pâtes alimentaires. 

Un pain au charbon végétal

Le goût du charbon, presque imperceptible, peut apporter une légère amertume, décrit François-Emmanuel Nicol, chef du restaurant Tanière3. Il évite ce désagrément en calcinant des légumes sucrés.

Dans son menu d’été, le chef a travaillé un pain noir, pour rappeler les épinettes brûlées de la toile Tragédie boréale de Marc Séguin et accompagner un fromage de  l’Île-aux-Grues, La Bête-À-Séguin, auquel le peintre a collaboré. Badigeonné d’huile et cuit au four, le pain reproduisait jusqu’à la texture du bois brûlé.

Plat d’été de Tanière3, évoquant les épinettes brûlées de la toile Tragédie boréale de Marc Séguin.

À Paris, Chez Meunier, les baguettes noires qui sortent du four font sourciller. Au goût? Impossible de détecter la différence avec une baguette standard, a constaté l’auteure de ces lignes cet été. Mais quelle allure!